La Nef des Fous, le carnet de bord de Jean-Pierre Humbert
La nef des fous ... Le carnet de bord de mes aventures et de mes rencontres picturales … Avec moi, larguez les amarres et voyagez au long cours en position assise … Naviguons gaiement, ensemble vers l’inéluctable naufrage...
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La Nef des Fous, le carnet de bord de Jean-Pierre Humbert
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Journaliste, écrivain, membre du comité de la Société d’histoire du canton de Fribourg
Jean-Pierre Humbert dépasse d’une bonne tête la quasi-totalité de ses contemporains. C’est heureux, et bien pratique pour le repérer, car l’homme est généralement entouré.
Non pas à la façon des artistes cotés à la rubrique people, qui traînent la cour habituelle d’amis, de critiques et de groupies. On imagine mal Humbert aux prises avec une telle faune, en quoi l’on se trompe sans doute, car il serait capable de s’en amuser; l’homme est volontiers ironique, pour cause de lucidité. Mais les mondanités ne le retiennent pas longtemps. Il cultive une sociabilité chaleureuse et discrète.
Si l’homme est entouré, l’artiste, lui, va seul. Apparemment. En réalité, il y a toujours beaucoup de monde autour de Jean-Pierre Humbert, mais la foule qui l’accompagne est dans sa tête, et ne se répand guère, en deux dimensions, que dans son œuvre gravé.
Pas de romantisme ici. La foule de Jean-Pierre Humbert ne fait pas irruption dans le cadre, comme celle des romans de Zola ou des films soviétiques, en criant des sentiments forts – la colère, la peur, l’allégresse ou le désespoir. La foule de Jean-Pierre Humbert est silencieuse comme un cauchemar, et pareillement irrationnelle. Car elle n’a pas de logique perceptible, aucun principe interne d’organisation, ni rien qui la polarise de l’extérieur. Elle ne se révolte pas, elle ne suit aucune direction, elle n’a pas conscience d’elle-même. Elle est inexplicable, car elle est anomique : nous ne sommes pas devant l’objet des sciences sociales, hâtivement construites il y a cent ans aux fins de conjurer l’angoisse des possédants.
C’est la foule folle et molle de notre temps, la masse atomisée, l’être aux mille têtes décervelées, l’inquiétante et fascinante créature d’un XXème siècle achevé par la victoire du marketing sur le goulag. Chacun y vit pour soi, chacun s’occupe exclusivement de sa propre survie, mais tous font les mêmes gestes et portent les mêmes tenues, les mêmes masques. On saisit au premier coup d’œil que cette foule est livrée au chaos. Elle flotte en état d’apesanteur dans le mouvement incohérent qui la brasse et l’agite sans répit, les corps tombent au ralenti dans toutes les directions, et l’on songe aux flocons des objets-souvenirs kitsch, à la neige qui tombe sur le paysage quand on retourne la boule : à bien regarder, ce n’est même pas une chute.
L’homme est amical, on l’a dit, mais l’artiste installe de la gêne entre ses personnages et leurs spectateurs; on dirait qu’il crée les premiers, justement, pour déstabiliser les seconds.
D’abord, la plupart du temps, les personnages de Jean-Pierre Humbert ne vous regardent pas. Indifférents à ce qui se passe dans le tableau comme à l’extérieur, ils s’enferment dans leur douce monstruosité. Certains n’ont pas de visage, leur tête est remplacée par autre chose, une étrange excroissance du corps. Ou bien leur tête humaine s’achève en ramures et leurs pieds en racines, pareillement pétrifiées. « O vous, frères hu-mains… » Allons donc ! Leur univers est minéral. Hommes-phasmes et femmes-branches en train déjà de se fossiliser, ils n’appartiennent à aucun règne et participent de tous.
Et vous, planté devant eux, comme un voyeur.
Mais quand, tout de même, ils vous regardent en face ? Malaise encore : ils ne vous voient pas. Leur visage n’a pas d’épaisseur ni de volume, il est dépourvu de chair, de consistance, de réalité humaine. Il apparaît sur le papier comme un rêve, un reflet, avec le pouvoir hypnotique d’une image sur un écran de cinéma. Les personnages de Jean-Pierre Humbert vous fixent, à proprement parler : ils vous clouent au sol. Ils vous captivent, au sens fort et premier du terme : vous en êtes prisonnier. Mais ils ne s’intéressent pas à vous, pas plus que le miroir qui renvoie votre image. Leur regard absent vous traverse.
Et vous, planté devant eux, transparent jusqu’à l’inexistence.
Quant à la ville de Jean-Pierre Humbert, celle où il vit, celle qu’il peint, sa réalité est pour le moins douteuse. On donne pour certain qu’il s’agit de Fribourg. De fait, entre cette ville et celle des estampes ici rassemblées existent des ressemblances frappantes, et qui ne sont pas anecdotiques seulement. Mêmes éléments constitutifs du paysage : la roche et la rivière, les ponts, l’entassement vertical des maisons d’où jaillissent tours et clochers. Même ambiance renfermée, où des clapotis viennent troubler un silence d’aquarium. La tonalité verdâtre de l’ensemble et la lumière un peu glauque où il baigne font pressentir hors du cadre, ou sous l’image, un monde de batraciens. Le biotope fribourgeois – des broussailles sur de la molasse, avec beaucoup d’humidité – est en effet propice aux espèces amphibies, grenouilles de bénitier et autres crapauds agitateurs d’eaux troubles; la comédie urbaine, ici, relève encore des sciences naturelles.
Mais dans le Fribourg de Jean-Pierre Humbert, au lieu de s’étendre immobiles en se chauffant sous le soleil voici que les quartiers s’agitent et changent de place, comme au jeu des quatre coins. La perspective des rues se déforme, parce que les bâtiments aspirés par le ciel s’effilent et s’allongent démesurément. L’artiste, impavide, poursuit la visite guidée; et le passant égaré, abasourdi, prend acte de métamorphoses contre lesquelles sa raison se rebellerait en vain. Le Fribourg de Jean-Pierre Humbert – contrairement à celui de Berthold de Zaehringen – n’est pas rivé au site naturel défini par le méandre de la Sarine et les collines qui l’entourent. Il s’en affranchit à volonté, se déracine et se fractionne pour voguer vers le grand large ou dériver en plein ciel, totalement libéré des pesanteurs géologiques, ce dont l’artiste prend note avec un détachement inquiétant. Tout se passe comme si Jean-Pierre Humbert, quand il décrit ces catastrophes, n’entendait pas les bas quartiers craquer en se séparant de la masse; comme s’il ne captait rien des hurlements qui montent de l’abîme, avec les volées de cloches et les sirènes d’alarme. Pourtant, dans ce peuple agrippé aux racines du bourg en suppliant qu’on lui tende la main, parmi ceux qui lâchent prise en pleurant, en priant, en chantant, il y a des gens connus, des visages aimés, des copains du basket, des filles d’autrefois… Sachant la sensibilité de l’homme, on se demande évidemment si l’artiste et lui ne font qu’un. Tant de cruauté, chez ce bon type ? On tâche de se rassurer, en répétant avec Paulhan que «les gens gagnent à être connus, ils gagnent en mystère».
Une seule chose paraît sûre : Jean-Pierre Humbert est un parfait citadin. Vous et moi nous contentons d’habiter en ville; Humbert, lui, est habité par la ville, jusqu’à l’obsession, jusqu’au mimétisme. Grands gabarits, gestes décidés, formes géométriques – ce dessinateur-né, graphiste épanoui, architecte rentré, n’évolue à son aise que dans l’univers urbain. S’il n’était pas né citadin, il le serait devenu par nécessité intérieure, par exigence artistique. Jean-Pierre Humbert n’a jamais traité, en définitive, que d’un seul sujet : le temps, et c’est la ville qui donne à voir son mouvement multiple. Temps long des falaises qui s’effritent, se délitent, s’éboulent, sabliers qui se vident en millions d’années. Temps court des hommes et des mouches. Temps lent des archéologues, temps accéléré des démolisseurs…
Mouvement du temps. S’il était né cent-cinquante ans plus tôt, Humbert serait devenu peintre d’histoire, peut-être, certainement pas paysagiste. En cherchant bien, on ne trouvera dans sa production de trente-cinq années que de rares paysages sereins; des exceptions. Encore une fois, il n’y a pas de sentiment romantique chez lui; avec ou sans majuscule, la Nature doit lui faire horreur.
Cela se comprend. La nature a horreur du vide et, justement, Jean-Pierre Humbert l’adore. Il ne se lasse pas de faire et de nous imposer l’expérience du vide, angoissante et jouissive à la fois, comme le sentiment qu’on éprouve quand on tombe sans fin dans les rêves. Et de nouveau, à bien réfléchir, ce n’est même pas une chute, mais une étrange flottaison, comme la danse d’une feuille morte. Tout danse en tombant, les foules dans l’agitation du monde, les villes dans le chaos, et les hommes dans le regard des femmes. Le vide cher à Jean-Pierre Humbert est en réalité plein d’ironie, c’est un facteur d’humour et de distanciation.
Un facteur d’espoir et de liberté, surtout. Le vide est porteur. Il permet la création. Une feuille, une toile, une pierre, une plaque vierge, « c’est la perfection, mais stérile ». Alors, fasciné, le dessinateur, le peintre, le lithographe, le graveur charge ce support de tous les possibles imparfaits qu’il est capable de produire, avant de les renvoyer au néant d’un seul geste – car les techniques d’effaçage ne font pas seulement partie du métier, elles en donnent la clef : jouer avec le vide, c’est se rendre modestement semblable à Dieu.
Ainsi Jean-Pierre Humbert combine-t-il sans relâche les éléments d’un véritable système, associant les données du réel ( la foule, la ville… ) aux données du rêve ( le masque, le vide… ) et contaminant les unes par les autres. La méthode est féconde, puisqu’elle révèle en fin de parcours ce que cachent les apparences, à savoir : que chacun reste irrémédiablement seul dans la solidarité grouillante des foules; que la femme est un sphinx pour l’homme; ou que les villes meurent et renaissent à chaque seconde sous leur immobilité de pierre. Ce ne sont là, bien sûr, que des exemples, et les possibilités de découverte sont infinies car la combinatoire relève d’un libre jeu – aire de liberté ! – de l’artiste, non pas de la mécanique appliquée. Il n’existe pas de fatalité dans le monde peint, ni de déterminisme dans la peinture : n’importe quelle œuvre, à tout moment de son élaboration, peut devenir autre chose. Humbert s’avoue fasciné par cette dynamique de l’incertitude : « Voilà ce qui m’intéresse, au fond. Les états par où ça passe, plutôt que la destination finale. »
Formulons : Humbert met en œuvre la liberté de l’imagination dans un univers systématique, et voilà peut-être ce qui fait la cohérence d’une production à tant d’égards éparse.
On y trouve en effet tous les formats, de l’ex-libris à la paroi entière, car ce miniaturiste minutieux aime à se transformer parfois en muraliste expansif. On y recense à peu près tous les moyens d’expression connus pour représenter les choses en deux dimensions – le dessin, manuel ou assisté par ordinateur, la peinture, la mosaïque, la litho, et bien sûr toutes les techniques de la gravure. Est-il besoin de préciser que Jean-Pierre Humbert s’amuse à combiner les techniques autant que les éléments constitutifs de son système iconographique ? On ferait avec profit l’analyse des estampes pour lesquelles il indique : « technique mixte »; souvent ce sont de vrais palimpsestes, qu’il faudrait fouiller couche après couche, à la façon des archéologues.
Un graveur ne cesse de se battre, par la force ou par la ruse, avec des matières qui résistent : le bois, la pierre, le métal, puis avec d’autres qui se dérobent ( le papier, l’encre ). Il possède un long savoir pratique, avec la modestie orgueilleuse de l’artisan. La maîtrise des techniques et des outils, le métier en un mot, Humbert en fait une valeur centrale. Il se plie de bonne grâce aux « règles de l’art », comme on dit justement, sachant qu’en définitive les contraintes libèrent. Il n’est pas très à la mode, aujourd’hui, de pratiquer – et surtout de professer – les vertus du métier, que beaucoup d’artistes méprisent ou dénoncent comme des vestiges d’idéologie corporative, et des entraves à la spontanéité de l’expression. On peut de ce point de vue tenir Humbert pour un parfait réactionnaire. Il ne s’en offusquera pas. Il sait que le métier est un atout décisif pour qui doit faire passer un message inquiétant.
L’humilité en est un autre.
Humbert ressemble à ce personnage de Brassens qui fait mine de brasser beaucoup d’air, mais dont il faut percer la secret : « C’est un modeste. » Il ne se sent pas tenu de dispenser au monde des leçons de goût, parce qu’il ne se juge pas habilité à le faire. Intégrer des motifs, une thématique, des références qui parlent à tout le monde, Humbert y consent d’autant plus volontiers qu’il considère la contrainte commerciale comme un défi libérateur, au même titre que la contrainte technique: c’est en la dominant qu’on fait une œuvre, non pas en la fuyant.
Mais attention. Rencontrer le goût du plus large public ne signifie pas qu’on le caresse dans le sens du poil. Humbert, avec toute sa gentillesse, ne nous raconte au fond que des choses effroyables : l’impossibilité de communiquer avec les autres, l’implacabilité de la dégénérescence, l’inexorabilité de la mort. Il revient toujours à son thème obsessionnel : la fuite du temps, ce qui n’a rien de rassurant, quand on y pense.
Le comique de la dérision, heureusement, atténue son angoisse et la nôtre, parce que l’humour est, comme on l’a dit, la politesse du désespoir, et que Jean-Pierre Humbert est un artiste extrêmement poli.